Cet article est une reproduction du dossier que j’ai écrit pour Podcastscience et je vous engage à vous abonner à ce podcast. Pour les plus flemmards, le texte et l’audio dans la suite…
[audio:http://www.podcastscience.fm/wp-content/uploads/2012/05/84-Science-et-democratie.mp3]Dans la première partie de ce dossier en trois morceaux, Alan a expliqué diverses raisons qui nous amènent à choisir, lors du vote, un camp politique plutôt qu’un autre. Les conclusions laissent à penser que ce choix ne se fait pas en plein libre arbitre. Mais, si notre choix se faisait de manière rationnelle et raisonnable, est-ce que les différentes méthodes d’élections des pays démocratiques permettraient de désigner le choix qui fait le plus l’unanimité, le choix le plus représentatif de l’opinion?
Les « bugs » du système
Si l’on regarde les élections passées, on remarque que la question n’est pas dénuée d’intérêt tant il y eut des « bugs » du système. Par exemple, pour les élections américaines de 2000, Bush l’emporte alors que Al Gore avait recueilli plus de suffrages. Les élections américaines fonctionnaient sur le principe des Grands Électeurs, l’opinion majoritaire du peuple ne s’exprime donc pas toujours. Ou encore, dans l’état de Floride, c’est le futur président qui obtint le meilleur score (serré) en partie « grâce » à des petits candidats qui, bien que n’ayant aucune chance d’accéder au pouvoir suprême, gardaient la possibilité de subtiliser quelques précieuses voix au futur perdant.
Près de nous, en 2002, Jean-Marie Le Pen (JMLP) est qualifié pour le deuxième tour de l’élection présidentielle française pour finalement perdre au second tour contre Jacques Chirac avec un score d’une vingtaine de pourcents. Non je n’ai pas pris la peine d’aller chercher le score exact, ni même je prendrai la peine de citer les sources des sondages dont je parlerai par la suite. Pire encore, ces sondages manquant de citations seront pris comme parole d’évangile! La raison est que ce dossier n’a strictement aucune vocation politique et par conséquent encore moins de propagande. Tous les exemples de scores ne sont ici qu’avec un but didactique et d’exemple, ils ont pour unique vocation d’aider à la compréhension des concepts présentés.
Lors de cette élection donc, conformément au fonctionnement d’un scrutin majoritaire en deux tours, JMLP accède au second tour. Plus de personnes avaient voté pour lui que pour tous les autres candidats à l’exception bien sûr de Jacques Chirac qui obtint le plus de voies lors de ce tour. Cette situation en elle même n’est pas un bug et le fait qu’un candidat ayant des opinions extrêmes accède au second tour d’une élection ne constitue pas en soi une erreur pour un système de vote. En revanche, un grand nombre de sondages réalisés à l’époque à pu mettre en lumière un problème de représentativité du scrutin utilisé par la France pour ses élections au moins depuis l’élection du premier président de la République Napoléon Bonaparte en 1848.
En effet, pour diverses études, tous les seconds tours possibles avec JMLP furent testés lors de sondages auprès des Français. Il s’avère que le résultat de ces sondages fut éloquent : le président du Front National ne gagnait sous ces hypothèses aucun second tour! Pourtant, c’est bien ce candidat n’ayant aucune chance de gagner l’élection présidentielle qui fut sélectionné pour le référendum final. Plus déroutant encore, selon certains sondages, si le second tour avait été entre Jacques Chirac et Lionel Jospin (troisième à l’époque), ce dernier aurait gagné. Non content de sélectionner un candidat n’ayant aucune chance de gagner, le vainqueur sélectionné par ce système de vote lors du deuxième tour dépend fortement des résultats des autres candidats lors du premier tour! Ce paradoxe selon lequel le résultat de l’élection dépend du score des « petits » candidats s’appelle le paradoxe d’Arrow.
Toujours une majorité de mécontents
Ces exemples illustrent l’incapacité de systèmes vieux comme certaines démocraties de représenter au mieux l’opinion des candidats. Mais évitons de taper trop vite sur nos institutions, car depuis 1785 (donc 4 ans avant la Révolution française et l’instauration d’une « démocratie », l’honneur est sauf), on sait qu’il existe des situations où l’unanimité n’existe pas. Un esprit moqueur dirait que ces situations sont gravées dans l’ADN des Français : dans ces cas, quel que soit le candidat vainqueur il y aura une majorité de mécontents!
En effet, Nicolas de Condorcet explique dans son « Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix » qu’à partir de trois candidats P, F et C, on peut tout à fait se retrouver dans des cas où :
- Une majorité de personnes préfèrent P à C
- Une majorité de personnes préfèrent C à F
- Une majorité de personnes préfèrent F à P
Dans les « relations d’ordre » au sens mathématique (comme le « plus petit ou égal » entre deux nombres), ce genre de situation ne peut pas arriver, car l’une des propriétés respectées est la transitivité. À savoir justement que les deux premières conditions ci-dessus impliquent le non-respect de la troisième. Mais dans certains systèmes comme le vote majoritaire ou le jeu Pierre, Feuille, Ciseaux, la transitivité n’est pas respectée :
- La Pierre écrase les Ciseaux
- Les Ciseaux coupent la Feuille
- La Feuille cache la Pierre
Il est à noter que si ce jeu respectait la transitivité, il perdrait pas mal d’intérêt (on pourrait choisir l’objet qui les bat tous). Le fait de ne pas pouvoir obtenir dans tous les cas un candidat qui fait l’unanimité pourrait justifier l’existence du besoin d’un choix « politique » (comprendre imparfait et donc subjectif, mais il n’existe pas mieux). Heureusement, dans la pratique, cette situation est plutôt rare et il existe généralement un « vainqueur de Condorcet« , candidat qui fait l’unanimité dans tous les seconds tours. En 2007 par exemple, selon les sondages, François Bayrou était un vainqueur de Condorcet : il était donné gagnant de tous les seconds tours possibles. Mais encore une fois, ce bon vieux scrutin majoritaire ne permettait même pas de lui faire atteindre le deuxième tour…
La télé-réalité au pays des merveilles
Devant ces deux paradoxes, on est en droit de se demander s’il ne serait pas nécessaire de réformer le système de vote, mais encore faut-il en choisir un nouveau. Tout au long de l’histoire et encore aujourd’hui de nombreuses personnes ont proposé des systèmes de vote variés. Parmi eux, le révérant Charles Ludwidge Dogson, professeur de mathématiques d’une église chrétienne a écrit un pamphlet sur les systèmes d’élections. Vous connaissez peut-être ce mathématicien sous son pseudonyme qu’il utilisait pour raconter des histoires de lapin perdu dans un jeu de cartes, mais ne manquant pas le temps de prendre un thé : Lewis Carroll!
Dans son écrit, il présente diverses méthodes de côté et leur défaut. En voici quelques-unes, une manière comme une autre de montrer que notre méthode actuelle n’est ni la plus naturelle, ni la plus facile, ni la plus convaincante (il se peut que j’ai un peu modifié le nom des méthodes par rapport à l’original, n’hésitez pas à consulter le livre cité en référence pour y trouver les vrais noms) :
Comme l’indiquent les noms, toutes ces méthodes ont déjà été mises en pratiques (en fait toutes celles du pamphlet l’ont été). De la télé-réalité au sport en passant bien évidemment par la politique, nous regorgeons de méthodes diverses et variées pour sélectionner un ou plusieurs « vainqueurs ». Mais le scrutin majoritaire à deux tours est utilisé avec tous ses défauts connus depuis plus de 150 ans et ce n’est pas près de changer! Remarquez pourtant qu’avec tous ces systèmes, toujours selon les sondages de 2002, JMLP n’aurait pas passé les premières étapes.
Représenter le peuple
Pour déterminer les meilleurs modèles de scrutins, il fallut poser des règles que respecteraient tous les scrutins. Par exemple, les règles les plus simples demandées sont en général :
auquel on ajoute pour limiter le grand n’importe quoi :
Du fait du paradoxe de Condorcet, le scrutin majoritaire ne peut respecter ces trois hypothèses (un candidat peut tout à fait être élu alors qu’il n’obtiendrait strictement aucun vote dans un cas de duel avec un petit candidat). De même, le système « tout le monde veut prendre sa place » ne respecte pas le principe de neutralité (l’ordre des duels a une énorme importance). La méthode de l’eurovision n’assure pas enfin que l’on ait un unique vainqueur, car il peut y avoir des cas d’égalité.
Grâce à ces trois petites hypothèses sur le système de vote, on peut alors formuler le théorème suivant (trouvé, sous un autre nom bien sur, dans le livre de Taylor cité en annexe, sans plus de précision, je suppose qu’il en est l’auteur) :
Théorème de Secret Story
Si le nombre d’électeurs est un multiple d’un nombre compris entre 2 et le nombre de candidats, alors toute méthode de scrutin démocratique, neutre et Pareto ne peut sélectionner un unique candidat.
Dans le cas contraire, si le nombre d’électeurs n’est pas un multiple d’un nombre compris entre 2 et le nombre de candidats, la méthode « Secret Story » est une méthode démocratique, neutre et Pareto qui désigne un unique candidat.
Sans faire la démonstration complète de ce théorème, on peut facilement comprendre l’hypothèse étrange sur le nombre de votants. Imaginons une élection à 4 candidats A, B, C et Cheminade et qu’il y ait 3000 électeurs (3000 est un multiple de 3 qui est bien inférieur au nombre de candidats). Imaginons alors que les électeurs se répartissent en trois groupes :
Le système de vote étant Pareto, on sait que le vainqueur doit être parmi A, B ou C. Or d’après les principes démocratie et de neutralité, nécessairement les trois vainqueurs potentiels sont soit tous choisis à égalité soit tous éliminés. Dans tous les cas on ne peut jamais choisir un seul candidat!
Ce théorème montre un premier avantage d’un autre système de vote qui n’est pourtant pas bien compliqué; c’est celui utilisé dans pratiquement toutes les émissions de télé-réalité! Et si l’idée de faire autant de tours que de candidats vous rebute, sachez qu’il existe des formulations de ce vote en un seul tour en demandant à chaque électeur de classer tous les candidats par ordre de préférence.
La magouilleuse électorale
Depuis 2002 et la venue de JMLP au second tour est apparue la notion de « vote utile« . Il s’agit de ne pas voter selon ses convictions profondes, mais de voter pour le candidat qui aura le plus de chances d’être élu afin d’avoir un résultat final qui nous déplaise moins. Lors de cette élection, il s’agissait de voter Jospin pour lui permettre d’être au deuxième tour contrairement aux habitudes des Français de voter pour un « petit » candidat au premier tour. L’auteur d’Alice au pays des merveilles résume très bien cela par la formule :
« [voters] adopt a principle of voting which makes it more of a game of skill than a real test of the wishes of the electors » (les électeurs votent plus comme s’ils participaient à un test de compétences qu’à l’expression de leur opinion).
En effet, tous les systèmes de votes présentés depuis le début sont sensibles à la « manipulation » (dans un sens un peu différent du sens usuel). C’est-à-dire qu’un électeur qui sait ce que vont voter les autres va pouvoir modifier le résultat de l’élection en modifiant son vote (que ce soit le chiffre du pourcentage ou même le vainqueur). Il s’est alors posé la question de savoir s’il existe un système d’élection robuste à la manipulation, c’est à dire où chaque électeur n’a aucun intérêt à voter autrement que sincèrement. La réponse à cette question à été apportée en 1973 par les deux Américains Gibbard et Satterthwaite. Ils ont démontré que dès qu’il y a au moins trois candidats, la seule méthode robuste à la manipulation est le système dictatorial! En revanche, on peut montrer qu’à deux candidats seulement, le scrutin majoritaire est le seul robuste à la manipulation. C’est ici tout le paradoxe du système de vote français, le premier tour est l’un des pires systèmes que l’on puisse trouver alors que le second tour est le seul système robuste à la manipulation qui existe. Donc, le seul système de vote où chacun a intérêt à voter selon ses idées est le système dans lequel un seul électeur décide du résultat de l’élection. Et surtout, ils ont donc montré qu’il n’existe pas de méthode démocratique robuste à la manipulation… À moins qu’on arrive à transformer un système dictatorial en système démocratique. Grâce aux mathématiques, c’est possible et cela s’appelle les scrutins stochocratiques!
De la dictature à la démocratie avec un dé
Les scrutins stochocratiques incluent de l’aléatoire dans le vote : le résultat peut être différent avec exactement les mêmes bulletins mis dans l’urne. Un exemple simple de scrutin stochocratique bâti sur le scrutin majoritaire à un tour :
- on demande à chaque électeur de choisir son candidat préféré;
- on rassemble tous les bulletins dans une urne
- on en tire un au hasard : c’est cet unique bulletin qui détermine le vainqueur.
Alors deux solutions vis-à-vis de la manipulation pour un électeur :
Bien entendu, ce scrutin pose plusieurs problèmes autant dans la réalisation que dans les cas de malchance comme David va vous l’expliquer. Plus généralement, le fait de ne pas avoir de résultats scientifiques sur le meilleur système de vote théorique justifie l’existence des choix politiques : sans meilleur système démontré, il faut malgré tout en choisir un par des arguments qui sont du coup plus politiques que scientifiques.
Pour plus de détails, en savoir plus, n’hésitez pas à consulter les sources suivantes :
- « Social Choice and the Mathematics of Manipulation » par Alan D. Taylor : Attention livre avec des math, des vrais, des durs. Ca veut pas dire qu’il est impossible à lire mais il vaut mieux avoir l’habitude de publications mathématiques et avoir le temps de s’y plonger. A défaut, je ne saurait trop vous conseiller de vous rabattre sur l’excellent article d’Images des mathématiques proposant un résumé.
- « La démocratie, objet d’étude mathématique » sur Images des mathématiques : Un article très bien fait qui explique quelques idées du bouquin. Il propose même des démonstration en précisant à l’avance la difficulté!
- « Ne votez pas, jugez! » dans Pour la Science n°414 : Beaucoup plus accessible que le précédent mais aussi moins complet, cet article présente entre autre un nouveau système de vote visant à minimiser la manipulation (mais sans l’annuler), le jugement majoritaire
- « Rendre les élections aux électeurs : le jugement majoritaire » sur Terra Nova : article plus détaillé que le précédent sur le jugement majoritaire. Je ne suis pas convaincu par ce système mais il reste intéressant
- « Majority Judgment: Measuring, Ranking, and Electing » de Michel Balinski et Rida Laraki : le livre complet sur le Jugement majoritaire. interressant pour en savoir plus sur ce système de vote mais aussi pour mieux connaitre les autres.
- « Le paradoxe de Condorcet » sur Sciences Etonnantes : Un article sur le fameux paradoxe