PodcastScience 98 – Les mathématiques, un courant artistique comme les autres

Cet article est une reproduction du dossier que j’ai écrit pour Podcastscience et je vous engage à vous abonner à ce podcast. Pour les plus flemmards, le texte et l’audio dans la suite…

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Les mathématiques, un courant artistique comme les autres

Alors que les “grandes vacances” commençaient, PodcasScience a fait le choix de ne pas cesser d’emettre et de profiter de cette période plus calme pour aborder des sujets plus légers, expérimenter ou tout simplement s’éloigner de l’objectivité habituellement de rigueur dans nos dossiers pour se rapprocher de ce que certains appelleraient le billet d’humeur. Le sujet que je vous propose aujourd’hui n’est pour sur pas léger, n’est pas spécialement une expérimentation, mais sera partiellement subjectif…

“Arts et Sciences”, deux concepts souvent rapprochés, dans l’esprit pour le plus grand bonheur, dans la réalisation souvent pour le plus grand malheur. Je dévore ces expositions qui tentent de rapprocher ces deux activités humaines qui me tiennent à coeur et suis sans cesse déçu. Dans ce dossier, je vais vous expliquer pourquoi ces tentatives me laissent dubitatif et surtout pourquoi je pense qu’il est inutile de présenter Art et Science comme deux activités humaines différentes, rien que ça!

Visite guidée

Histoire de tous parler le même langage, comme l’on commencerait un article de mathématique en posant les notations, nous allons passer en revue deux exemples de ce que produit ces duos Arts et Sciences (A&S). Il existe deux grands types d’expositions A&S, celles où un artiste se met à faire de la science et celle ou un scientifique se sent l’ame d’un artiste.

Un artiste qui fait des math…

Images des mathématiques a présenté un interview d’un artiste qui justement a mis les mathématiques au centre de son oeuvre. Certaines de ces oeuvres, dont une photo est disponible ci-dessous, représentent des formules mathématiques agrandies sur un fond coloré. Ne cherchez pas un quelconque sens au fond coloré, l’artiste affirme qu’il le choisit au hasard et ne cherchez pas non plus le sens de l’équation, l’artiste dit qu’il est inutile de la comprendre.

Les formules restent pourtant correctes et “intéressantes” au sens ou ce ne sont pas pure abstraction qui ne servent à rien. Elles sont même parfois des formules extrêmement utiles utilisées chaque jour par chacun de vous (eh oui, vous utilisez tous les jours la commutativité de la multiplication par exemple). On serait alors tenté de crier au “Jemenfoutisme” courant non artistique né en gros au début du XXe siècle avec l’apparition de l’art conceptuel, nous y reviendrons. Heureusement, Images des Math interroge l’artiste de la question que tout le monde se pose, je vous propose de lire la réponse :

15- Que répondez-vous à ceux qui vous rétorquent : « Ce n’est pas de l’art, ce sont des mathématiques » ?

La réponse est très simple et évidente pour qui veut bien ouvrir les yeux. Disait-on au Greco qui peignait des scènes religieuses : ça n’est pas de l’art, c’est de la théologie ? Disait-on aux frères Le Nain qui peignaient des scènes de paysans : ça n’est pas de l’art, c’est de la sociologie ? Disait-on à Michel-Ange qui peignait des nus sur les plafonds de la Sixtine : ça n’est pas de l’art, c’est de l’anatomie ? Disait-on à Courbet qui peignait des paysages composés d’arbres et de rochers : ça n’est pas de l’art, mais des sciences naturelles, de la botanique ou de la minéralogie ? Et disait-on à Malevitch qui peignait des carrés et des triangles, à Rodchenko qui traçait des cercles et des lignes droites : ça n’est pas de l’art, mais de la géométrie ? La théologie, la sociologie, l’anatomie, la botanique, la minéralogie, la géométrie – et tant d’autres sciences susceptibles d’enrichir ma liste- seraient-elles les seules à pouvoir être utilisées par les artistes ?

Du point de vue du raisonnement, donner une succession d’exemples ne justifient en rien la véracité d’un nouveau. Et, encore faudrait-il pouvoir prouver que l’activité plastique ici en cours a quelque chose à voir avec celles, célébrissimes, citées pour que ces exemples plaident la cause comme il se doit. Reste que dans sa tentative de défense, l’artiste pose ici d’excellentes question qui pourraient servir de base sur la définition de l’Art (avec son grand A).

A une époque où la seule possibilité de représentation était la peinture, est-ce que l’on peut considérer que les oeuvres issues de commandes sont des oeuvres d’art? Est-ce qu’aujourd’hui une publicité pour du foie de veau pas cher créée sur la commande d’une grande chaine de supermarché est de l’art? D’habitude je ne suis pas normand, mais ayant une envie de nature, je me targuerai de la réponse suivante : tout dépend du contexte! Je vois au moins deux différences entre la plupart des oeuvres citées et les formules mathématiques grand format de l’artiste :

  • La plupart des oeuvres de la renaissance étaient des commandes de l’église, comportaient un fort message biblique imposé et beaucoup de ces “oeuvres” sont aujourd’hui totalement tombés dans l’oubli comme le tomberont très vite les publicités pour le foie de veau. Vous les reconnaitrez facilement, celles qui existent encore sont celles qui ne sont pratiquement plus entretenues dans des minuscules églises de campagne, dont on peine à savoir qui en est l’auteur tant elles ressemblent aux visuels que l’on a vu et revu partout. Quand Michel-Ange accepte, ou du moins ne refuse pas, de repeindre le plafond de la chapelle Sixtine, d’une part il modifie la commande initiale qu’il considère trop pauvre. Il met ainsi une première patte d’artiste, rendant dès les premières minutes ce projet unique, collé à l’identité de l’artiste. Et il n’est pas rare que les artistes prennent un malin plaisir lors de ce type de commandes, d’y cacher des éléments pouvant mener à leurs idées, parfois leur contestation envers le commanditaire.
  • D’autre part, parler d’anatomie pour les oeuvres de Michel-Ange ou de la renaissance est totalement erroné. Ces artistes voulaient représenter des corps parfaitement esthétiques et n’hésitaient donc pas à rajouter quelques côtes et vertèbres sur les corps des hommes dénudés pour en améliorer le dessin, encore un élément de l’identité de l’artiste. Michel-Ange est à ce titre un artiste particulièrement intéressant, il ne considérait pas utile de signer ses sculptures sauf pour l’exceptionnelle Pieta qu’il signa du fait de doutes de visiteurs sur sa paternité. Ceci ne nous a pas empêchés de reconnaitre ses oeuvres.

En quelques mots, ces oeuvres que l’on retient aujourd’hui contenaient le style de l’artiste, l’esprit de l’artiste, le coeur de l’artiste… On est alors bien loin d’une décistion d’agrandir des formules mathématiques, car on les trouve “jolies”.

Quelques mots pour modérer ma pensée : certaines époques plus récentes cherchent à effacer l’artiste au profit de l’oeuvre ou encore cherchent a aboutir au plus grand minimaliste dans la représentation. Donc contrairemnet à la réponse à la question, ces quelques exemples ne font pas un jugement absolu sur l’oeuvre de Bernard Venet, elles ne sont là que pour ouvrir le débat. De plus, cet artiste a fait beaucoup d’autres choses qu’agrandir des formules, allez consulter l’article d’images des math, son oeuvre reste très intéressante.

Quand les scientifiques font de l’art.

Le deuxième grand type d’exposition A&S est celui des scientifiques se découvrant une âme d’artiste. Par exemple, Jacques Honvault prend en photo des phénomènes scientifiques tel que celui mis ci-dessous.

Bien que l’homme soit de formation scientifique, la démarche “artistique” est très proche. On constate un phénomène physique qui nous plait, on s’arme de son meilleur appareil photo et reproduit l’évènement dans des conditions propices à un bon cliché. Tout cela repose bien entendu sur la loi absolue du “joli”. Ces photos sont très esthétiques et j’aurais rêvé en avoir des équivalentes pour illustrer mes livres de science aux visuels souvent déprimants de mauvais goût… Mais de “belles” images ne suffisent pas à faire de l’art, comme la brève histoire de l’art à venir nous le montrera. On peut reconnaitre à ce scientifique d’avoir du bon gout et de mettre de réels efforts à produire de belles images, mais je cherche encore la démarche artistique…

Démarche, le terme est lancé, comme si l’art ne se limitait pas à une simple réalisation plastique. Soyons fous et parcourons l’histoire de l’art en 700 mots!

La grande histoire de l’art en 700 mots

Comme son titre l’indique, cette partie n’a absolument pas vocation à être exhaustive, mais seulement à étayer mon propos. Donc non, je ne réussirai pas à parler de tout en si peu de mots. De même que je ne parle ici que de création plastique en oubliant volontairement toutes les autres formes d’art.

L’art figuratif

Au début donc, juste après Dieu, les oeuvres d’art étaient figuratives. Les premières fresques préhistoriques représentaient les animaux que croisaient nos ancêtres, les peintures de la renaissance représentaient des scènes plus ou moins possibles avec des humains et on ne compte pas les portraits qui étaient finalement le seul mode de représentation des gens avant l’apparition des appareils photographiques.

L’art progressait alors d’une part avec la découverte de nouvelles techniques : L’apparition de nouveaux solvants, de nouveaux pigments, l’utilisation de nouveaux supports et de nouveaux moyens de déposer les couleurs sur ces supports. Mais aussi d’autre part par les nouvelles idées de représentation : la représentation par icônes, la perspective, l’anatomie….

Les oeuvres durant tout ce temps avaient principalement vocation à représenter le monde en étant “belles”. Mais histoire de corser la chose, la notion de beau ne cessait d’évoluer. Puis, l’apparition de la photographie a remis pas mal de ces préceptes en cause. Quel était alors l’intérêt de faire appel à un artiste pour un portrait ou pour représenter un évènement quand il suffisait de se fournir un simple appareil moderne?

Représenter l’invisible

À partir de l’apparition de cette invention (sans m’avancer plus que ça sur les réels liens de cause et effet), l’art a cessé de vouloir représenter seulement le monde qu’on voyait au profit de choses invisibles à l’appareil : les lumières, le ressenti d’un lieu, les odeurs, la musique, etc.

Les mouvements et courants se sont multipliés. On pourra par exemple citer l’impressionnisme avec Monet par exemple qui peignait les mêmes meules à différentes heures pour en capter l’ensoleillement changeant.

Ou encore l’expressionnisme qui cherche à représenter l’aspect pathétique de l’humanité, à représenter la mort. Cela avec des couleurs vives et violentes, en faisant ressortir la texture du support. Par exemple Chaim Soutine peint ici un boeuf écorché et réussi avec brillo à retransmettre la violence de la scène.

Le fauvisme qui lui nie les volumes, simplifie énormément les représentations. Mais surtout, caractéristique la plus reconnaissable, utilise des couleurs très vives en aplat. Vous avez tous déjà vu des oeuvres fauve, elles donnent l’impression d’avoir été peintes par un daltonien comme l’oeuvre de Derain ci-dessous en témoigne.

La disparition d’une contrainte permit de faire jaillir tant de courants qui exploraient les techniques et les idées, toujours dans une volonté d’exprimer un ressenti, de représenter quelque chose de vécu.

Puis au début du 20e, Picasso et Braque créent des oeuvres que l’on classe aujourd’hui dans le Cubisme. Ces oeuvres utilisent de nouveaux matériaux, mais sont surtout caractérisées par des formes géométriques très présentes et un effacement progressif, du moins à première vue du sujet de l’oeuvre, un premier pas vers l’abstraction. L’exemple ci-dessous avec une création de Braque.

Ce pas vers l’abstraction continue avec Kandinsky qui tâche de représenter la musique avec des formes géométriques, aplats de couleurs apparemment très simples. On ne reconnait plus le sujet dans la plupart des oeuvres, mais l’on ne peut pas encore parler d’abstraction, car il y a toujours cette volonté de représenter quelque chose, ici la musique.

Avec Mondrian, le pas dans l’abstrait est définitivement fait. Ca y est les oeuvres ne représentent plus rien de spécial. Et une nouvelle porte s’ouvrait avec plus de liberté encore. Il restait malgré tout une contrainte à toutes ces oeuvres, celle du “beau” qui n’avait pas complètement sauté. Si certaines oeuvres expressionnistes comme le boeuf écorché de Soutine ne sont pas des sujets du meilleur gout, la réalisation conserve cette “esthétique”.

L’art abstrait et ses déclinaisons s’est développé et existe encore aujourd’hui. Mais un autre changement essentiel s’est opéré, un changement qui va nous ramener directement dans notre thématique de rapprochement des mathématiques et de l’art.

Ne plus réaliser

J’aime à croire, sans avoir moyen de le prouver, que l’apparition des premières machines capables de produire de l’“art” abstrait a poussé dans leurs retranchements les artistes pour faire le nouveau pas conceptuel dont nous allons parler maintenant. Ce pas conceptuel a été mené en premier par Duchamp et les “ready-mades”. Vous avez tous entendu parler du fameux Urinoir de l’artiste, signé d’un autre nom. Il fait en fait partie d’une série d’oeuvres que l’on appelle “ready-made” et qui consiste justement en une négation totale de la réalisation plastique, comme l’expliquait très bien Duchamp lui-même :

Il est important de souligner que le choix de ces “ready-mades” ne fut jamais dicté par un gout esthétique. Ce choix reposait sur une réaction d’indifférence visuelle en même temps que sur une absence totale de goût […] en fait, une complète anesthésie. Ce qui était important, c’était la rapidité du choix du ready-made.

Le plus célèbre des “ready-made”, “Fountain”, fait d’un urinoir posé à l’envers et signé R. Mutt, a été refusé à l’exposition pour laquelle il a été créé. La Société des Artistes Indépendants décida d’une exposition où tout “artiste” qui paierait ses 6$ aurait le droit de voir son oeuvre exposée, sans autre jury. Duchamp proposa cette “oeuvre” pour tester ces principes, et bien lui en fit, car non seulement il ébranla leurs principes et prouva que la volonté d’esthétique était encore présente (ce fut l’un des arguments du refus), mais surtout avec cette oeuvre, il marqua une nouvelle époque créative où la démarche prenait le dessus sur la réalisation finale.

Pour l’anecdote, Duchamp s’est toujours refusé à vendre ses “ready-mades”, ne cherchez donc pas un argument financier à ce genre de pratique. En revanche, la négation de la réalisation plastique a permis l’émergence du “jemenfoutisme”. Car oui, n’importe qui peut prendre un urinoir et le signer, mais ce n’est pas pour autant une oeuvre d’art… Ce type d’affirmation devrait vous évoquer un lien avec les sciences. Ne vous a-t-on jamais dit en mathématique que le résultat importait peu, seule la démonstration compte? Duchamp réinventait un courant artistique qui existait depuis longtemps déjà, sous le nom de mathématique.

Au passage, pour revenir sur brièvement l’“oeuvre” mathematico-artistique de Bernard Venet, vous comprenez maintenant après cette brève histoire de l’art, que ces réalisations s’inscrivent non seulement dans une recherche de l’esthétique pure depuis longtemps dépassée, mais en plus, elles cherchent à représenter la mathématique en présentant la partie la moins intéressante : le résultat.

Les liens entre l’art conceptuel et les mathématiques sont extrêmement nombreux. Et la négation de la réalisation plastique n’a fait que fortement renforcer ces liens. Un des meilleurs exemples sont les travaux sur le vide. Yves Klein a par exemple organisé une exposition en 1958 qui consistait en une salle vide, intégralement peinte en blanc avec une fenêtre peinte avec le fameux IKB (International Klein Blue). Pour l’explication de l’intention de l’artiste, je vous ramène vers l’excellente conférence “vers l’immateriel” mise dans les sources de l’émission. L’accès à l’exposition coutait 1500F et avec les bénéfices, il s’est acheté un lingot d’or qu’il a réduit en poudre et déversé dans la Seine. Autant dire qu’encore une fois l’objectif n’était surement pas le profit. Toutes ces oeuvres conceptuelles sur le vide ont exactement le même résultat : rien. Et pourtant elles sont bien différentes et pour certaines reconnues, le Centre Pompidou y a même consacré une rétrospective il y a quelques années, laissant un excellent catalogue de 500 pages (aussi dans les notes de fin de dossier). On y trouve par exemple l’oeuvre de R. Barry qui servit d’illustration pour ce dossier, une exposition où l’on pouvait lire sur les portes fermées de la galerie : “La galerie restera fermée durant l’exposition”.

500 pages d’oeuvres d’artistes différents qui ont la même réalisation… Les mathématiques regorgent d’exemples de ce type. De résultats identiques démontrés de façon radicalement différente. Encore aujourd’hui, certains mathématiciens cherchent d’autres démonstrations de résultats connus comme le théorème des 4 couleurs. Et il n’est pas rare que ce type d’approche ouvre de nouveaux pans aux mathématiques.

Klein dans sa conférence fait l’affirmation suivante :

Je trouverai tout naturel et normal d’apprendre un jour que l’un des membres du fameux pacte a signé soudain, spontanément, un de mes tableaux quelque part dans le monde, sans même parler de moi ni de notre entreprise. De même que tout ce qui me plaira parmi les oeuvres des autres membres de cette sorte de pacte, je m’empresserai de le signer sans me préoccuper le moins du monde de signaler que l’oeuvre n’est pas de moi, en fait.

J’aurais du mal à dire ici qu’il en est exactement de même en sciences, mais pourtant on rencontre parfois ce genre de choses en mathématique. Ainsi, de grands mathématiciens ont fait avancer la pensée et certains résultats autrefois inatteignable (l’irrationalité de racine de 2) sont autjoud’hui évident (du moins pour les initiés) et il n’est pas rare alors de refaire une démonstration, voire de réutiliser une démonstration sans plus savoir qui en est l’auteur, tout simplement parce qu’elle est entrée dans cet espèce de “pacte collectif”. Sachant alors que certaines parties des démonstrations que j’ai pu produire seront réutilisées de la sorte sans que cela ne pose un problème.

En entrant dans le conceptuel donc, l’art a rejoint la démarche mathématique, ou du moins la démarche mathématique contemporaine. Mais les liens entre arts et sciences sont encore plus nombreux, comme la brève histoire des mathématiques à venir devrait finir de vous convaincre.

Et les sciences?

Comme nous l’avons fait pour l’histoire de l’art, nous allons retracer ici les grands courants des mathématiques. Ce sera encore plus incomplet que l’histoire de l’art et j’invite le lecteur curieux à se procurer l’ouvrage de Le Lyonnais sur le sujet.

La préhistoire

Ce que l’on peut appeler préhistoire des mathématiques est cet ensemble de “recettes”, d’algorithmes qu’utilisaient les peuples pour résoudre certains problèmes. Les mathématiques n’existaient alors pas encore vraiment, ils n’étaient qu’un ensemble de calculs pour résoudre des problèmes très concrets. Ces calculs étaient intégralement réadaptés quand on devait les appliquer à un problème précédent.

Cette préhistoire des mathématiques peut être comparée aux débuts de l’art où le seul but était la représentation du monde environnant avec une très faible réflexion sur la pratique en elle-même.

Les Grecs de l’antiquité

Les Grecs ont radicalement changé l’allure des mathématiques. D’une part, car pour eux aucun énoncé ne pouvait être amené sans démonstration logique. Le meilleur exemple de cette “doctrine” sont les Elements d’Euclide, qui comme nous l’avons déjà dit, est le deuxième livre le plus édité après la Bible (vous pouvez en trouver une version très accessible dans la bibliographie de fin de dossier)! Dans ces livres, Euclide définit tous les mots qu’il utilisera, puis pose les hypothèses de base à tous ses raisonnements. Enfin, de raisonnements logiques en raisonnements logiques, il démontre plusieurs résultats jusqu’au célèbre théorème de Pythagore.

Le mathématicien Grec choisit donc de travailler dans un cadre bien défini, purement abstrait. Ils ne voulaient envisager une application à leurs mathématiques. Ce n’est pas sans rappeler le discours, parfois discutable, de certains artistes, qui ne veulent une “utilité” à leur art.

Ils réfléchissent énormément à ce qui doit ou pas rentrer dans cette science. C’est en partie pour cela qu’ils ne feront que des mathématiques du “deuxième degré”, c’est-à-dire ceux correspondant aux points que l’on peut obtenir avec une règle et un compas. Autant dire que ce type de raisonnement a causé leur perte avec des problèmes comme la quadrature du cercle.

Cette création sous contrainte n’est pas sans rappeler, en art, le théâtre classique. Où des règles très strictes étaient choisies. Unité de lieu, de temps et d’action. Ce dont devait parler le théâtre et la façon dont il en parlait était bien cloisonnés.

Les Grecs ne fournissaient jamais, à l’exception d’Archimède la démarche pour arriver à leur résultat. Comme en art avant l’arrivée de Duchamp, le résultat primait sur la démarche! Ils favorisaient la démonstration la plus rigoureuse à la plus naturelle, à celle qui avait pu, dans ce sens, parcourir l’esprit du mathématicien.

Les Arabes de la renaissance

Au contraire des Grecs, les Arabes négligeaient à la renaissance la rigueur. Ils s’appliquaient pour leur part à résoudre le plus efficacement des problèmes très concrets. Ils faisaient donc sortir la mathématique de la totale abstraction dans laquelle les avaient fait rentrer les Grecs pour les mettre en lien avec le monde environnant.

Cette approche permit la création de l’algèbre, branche des mathématiques qui travaille sur les opérations et les équations.

La période de la renaissance avec son art principalement dicté par les commandes de l’église est très liée à cette époque. Les peintres de la renaissance (italienne cette fois-ci) focalisaient leurs efforts pour la meilleure représentation théologique et des grandes idées humanistes.

Descartes, Newton et Liebnitz.

Decartes marque un tournant important, il considère non plus l’algèbre comme une science, mais comme un outil, comme une méthode. L’approche de Duchamp avec ses ready-made n’est pas éloignée, elle tend à rappeler que les réalisations plastiques ne sont pas une fin en soi, ce sont des méthodes, des outils comme il en existe d’autres pour arriver au résultat que l’on cherche à atteindre.

Descartes pousse malgré tout cette idée très loin, il considère que les mathématique en elles-mêmes est sans valeur, car il ne prend pas part dans l’explication de l’univers, il faut l’adjoindre à une science plus appliquée pour que cet “outil” soit utile. Cette école de la méthode rend les mathématiques extrêmement mécaniques et l’éloigne des notions de beauté et d’harmonie.

Cette transformation des mathématiques en outil fait de cette période sans doute la plus éloignée de la pratique artistique. Elle a pour autant été extrêmement féconde et a vu entre autres la naissance du calcul infinitésimal, l’infiniment petit. Ces pas franchis ne l’auraient jamais été sans le lien étroit avec les problèmes réels. Sans le besoin d’application en cinématique et en dynamique, on n’aurait sans doute pas aujourd’hui de dérivée, de calcul sur l’infiniment petit.

Au même titre, on peut se demander si sans l’invention de la photographie on aurait eu des courants comme l’impressionnisme ou le fauvisme.

Les mathématiques modernes

Les mathématiques modernes cherchent à démontrer tout ce que l’on pensait comme “intuitif”. En particulier a lieu un changement de paradigme, passage de la théorie du nombre à la théorie des ensembles. On rejette tout ce qui parait “évident”. On essaie d’harmoniser les mathématiques. Les plus beaux résultats de cette période sont faits de rapprochements ingénieux.

Toute cette démarche peut être assimilée comme une volonté d’esthétisation des mathématiques. On trouve ici un mouvement assez proche de ce qu’on fait des artistes comme Sol Lewitt dans le courant du minimal art, essayer de s’exprimer avec le moins d’éléments possibles.

Hilbert et Godel

Enfin, je finirai cette histoire incomplète de la mathématique par Hilbert et Godel dont on a déjà parlé. Hilbert considérait que l’on pouvait remplacer les mots par un autre sans changer les idées. Il se rapprochait alors des grecs en considérant que la mathématique était une suite de définition, d’axiomes et de raisonnements logiques. Il voulait, comme on l’a déjà dit, prouver que les mathématiques étaient complètes et cohérentes. Cette envie a bien sur été détruite par Godel et son fameux théorème et depuis une autre possibilité que le vrai et le faux est apparue : l’indécidable. Pour le plus grand plaisir des mathématiciens contemporains.

Cette démarche, encore très ancrée dans l’esprit des mathématiciens contemporains est très liée à l’art conceptuel où, comme le disait Klein, on peut remplacer un artiste par un autre sans changer la valeur de l’oeuvre. Où le même ready-made peut être réalisé avec un urinoir différent ou avec un autre objet, seule la démarche compte.

De tout temps donc, la démarche mathématique a été très proche de la démarche artistique et il est à mon avis absurde de vouloir les séparer en les présentant comme deux espaces distincts. Cessons de parler d’art et parlons de création. Tout devient alors plus simple, les deux sont des espaces de création.

Quelques réussites Arts&Sciences

Afin de prouver que je ne suis pas qu’un raleur, quelques exemples d’expositions, performances, réalisations A&S que j’ai pu trouver très intéressantes.

Oulipo

On ne peut aborder ce genre de sujet sans parler de l’OUvoir de LIttérature POtentielle. Ce groupe littéraire créé par des mathématiciens et écrivains travaille sous la contrainte. Il crée des textes “potentiels” à partir d’une règle précise donnée. L’exemple le plus connu est “La disparition” de Perec. L’approche de ce groupe est très liée à celle des mathématiciens qui choisissent un ensemble d’hypothèse et étudient les propriétés qui en découlent.

Elements Euclid chez Taschen

J’en ai déjà parlé à plusieurs reprises, cette version des six premiers livres des fameux “Elements” d’Euclide est une merveille. Suivant la doctrine de Hilbert selon laquelle on peut remplacer les mots d’un énoncé mathématique par d’autres pour peu que l’on redéfinisse les termes, cette édition a fait le choix de remplacer les noms des objets par des couleurs. C’est tout à fait lisible (les math sont en gros du niveau collège) et assez esthétique, allez au moins y jeter un coup d’oeil en librairie.

Cinq milliards d’années au Palais de tokyo

Parmi les rencontres A&S réussies, on doit citer aussi tous ces artistes qui essaient de représenter des concepts généraux tels que le temps. Le concept du temps a été étudié en sciences à de nombreuses reprises, mais ça n’en fait pas pour autant un sujet exclusivement scientifique. Les artistes ont eux aussi essayé de représenter le ressenti du temps. En particulier, lors de cette vieille exposition au Palais de Tokyo, on y trouvait un grand nombre d’heures réfléchissant sur la perception du temps. À titre d’exemple, l’exposition comportait un attrape-mouche qui lorsqu’une mouche mourrait, le palais tombait dans le noir durant une minute pour sacraliser cet évènement qui d’habitude n’existe pas dans notre perception.

Klein et ses architectures des éléments

Enfin et pour conclure, de nombreux artistes utilisent les sciences comme nouvel outil de création. Ce fut en fait le cas de tout temps, le développement de la peinture n’a pu se faire que grâce aux découvertes en chimie par exemple. Klein a par exemple utilisé les connaissances sur le feu, l’air et l’eau pour proposer des “scultpures des éléments”. Par exemple il a dessiné les croquis d’un bâtiment dont la toiture serait uniquement constituée d’air et protègerait bien de la pluie. Le bâtiment n’a heureusement (écologiquement parlant) pas été construit, mais l’utilisation des techniques scientifiques permit d’étendre les possibilités créatives.

J’en finis ici sur ce dossier, il y aurait beaucoup encore à dire, mais les premiers éléments sont posés. N’hésitez pas à exprimer votre désaccord et à lancer la discussion dans les commentaires, en bon billet d’humeur, sans critiques il sera incomplet.

Bibliographie et pour aller plus loin

  • L’art et les mathématiques (Images des maths) : http://images.math.cnrs.fr/Bernar-Venet-de-l-art-et-des.html
  • Michel-Ange de Gilles Néret ed. Taschen : Ou l’on retrouve les quelques éléments sur Michel Ange utilisés ici
  • site web de Jacques Honvault : http://jacqueshonvault.com/
  • Les mouvements dans la peinture par Patricia Fride R. Carrassat et Isabelle Marcadé ed. Larousse : Livre très synthétique sur les mouvements dans la peinture qui m’a aidé à faire cet historique de l’art.
  • Histoire de l’art occidental par Hervé Loilier ed. de l’Ecole Polytechnique : Excellent boutquin retraçant l’histoire de l’art occidental
  • L’Art Conceptuel par Tony Godfrey ed Phaidon : Pour en savoir plus sur l’art conceptuel
  • Vers l’immateriel de Yves Klein ed. dilecta : La conférence de Klein à la Sorbonne, à écouter absolument
  • Vides ed Centre Pompidou. : La retrospective du vide dans l’art, presque un objet d’art à lui tout seul
  • Les grands courants de la pensée Mathématique de François Le Lyonnais, collection Histoire de la pensée, ed Hermann : A lire si vous voulez en savoir plus sur l’histoire de la pensée mathématique
  • The Elements of Euclid par Oliver Byrne, ed. Taschen : Les éléments d’Euclide en couleur
  • Yves Klein, Corps, Couleur, Immateriel ed Centre Pompidou : Catalogue de l’exposition Klein de Beaubourg, parfait si vous voulez en savoir plus sur cet artiste
  • Soutine de Marc Restellini ed. Pinacothèque de Paris : Très belle photos détaillées des oeuvres de Soutine